Plaidoyer contre l'anamnèse psychiatrique
Pour que ce rituel aléthurgique soit autre chose que l’expression d’un régime disciplinaire ...

Plaidoyer contre l'anamnèse psychiatrique

Review Article
Issue
2017/07
DOI:
https://doi.org/10.4414/sanp.2017.00511
Swiss Arch Neurol Psychiatr Psychother. 2017;168(07):196-201

Affiliations
Service d’addictologie, Hôpitaux Universitaires de Genève, Suisse

Published on 31.10.2017

L’anamnèse, élément essentiel de la pratique psychiatrique?

Peu de pratiques ont été aussi peu mises en question en psychiatrie que l’anamnèse. L’anamnèse, comme elle sera discutée ci-dessous, consiste à interroger le patient sur son passé sans que soit posée à priori la question de l’usage de ce récit. Celle-ci est indubi­tablement considérée par la majorité des intervenants en santé mentale comme une pièce maitresse de la pratique clinique, un des fondements même du domaine: sans anamnèse, pas de psychiatrie.
Cependant, force est de constater que la plupart des ­informations recueillies dans une anamnèse n’ont pas de justifications en termes d’action clinique de la part du soignant. Autrement dit: savoir ou ne pas savoir ­certaines informations n’a pas d’impact sur les décisions qui seront prises. Il s’agit donc ici d’informations qu’on peut appeler excessives, qui vont au delà du ­pragmatiquement utile, ou autrement dit du cliniquement utile. Si elles ne sont pas cliniquement utiles, quelles en seraient l’utilité?
La psychiatrie à été traversée durant toute son histoire par une forte dialectique entre raisons cliniques (le bien-être du patient) et raisons sécuritaires (la sérénité de la société). Si l’anamnèse n’est que partiellement un instrument d’utilité clinique, se pourrait-il qu’elle soit un instrument de pouvoir servant à rendre docile ceux qui pourraient inquiéter le citoyen ordinaire. Nous essayerons donc ici d’analyser l’anamnèse par rapport à cette hypothèse de la fonction de pouvoir qui prendrait appui sur la position dominante des ­médecins et des soignants recueillant des informations qui vont au-delà du besoin du patient lors de sa demande de soins.
Michel Foucault dans son cours de 1979–1980 au ­Collège de France Du gouvernement des vivants [1] parle du lien entre pouvoir et ces vérités excessives, «Manifestations supplémentaires, excessives, non économiques de la vérité». La manière dont ce vrai est ­manifesté ne serait ni de l’ordre de la connaissance, ni nécessaire pour gouverner. Autrement dit, il s’agit ­d’informations sur la base desquelles aucune décision ne sera prise qui ne soit déjà prise avant l’acquisition de cette information. Ce serait d’une quelque sorte une «espèce de manifestation pure du vrai», une ­«Manifestation pure de l’ordre du monde dans sa ­vérité». L’information elle-même sera donc inutile, mais pas forcément le procès de l’acquisition de cette information inutile.

L’anamnèse et la notion de discours

Pour Foucault, un dispositif est «un ensemble réso­lument hétérogène, comportant des discours, des ­institutions, des aménagements architecturaux, des décisions réglementaires, des lois, des mesures administratives, des énoncés scientifiques, des propositions philosophiques, morales, philanthropiques, bref: du dit, aussi bien que du non-dit. Le dispositif lui-même, c’est le réseau qu’on peut établir entre ces ­éléments» [2]. Selon Giorgio Agamben, philosophe ­italien influencé par Foucault, un dispositif est «tout ce qui a d’une manière ou d’une autre, la capacité de capturer, d’orienter, de déterminer, d’intercepter, de modeler, de contrôler et d’assurer les gestes, les conduites, les opinions et les discours des êtres ­vivants» [3].
Pour Michel Foucault, un discours détermine et en même temps est l’expression des catégories de savoirs qui forment la conscience d’un groupe de personnes données durant une période donnée. Les discours ­déterminent ce qu’on peut savoir, prescrit les limites du dicible et du faisable. Ainsi, ils limitent et rendent possible. C’est une façon de voir le monde qui implique l’organisation du pouvoir, qui fournit une structure pour nos comportements et nos pensées. Les discours «construisent des régimes de vérité».
Si l’anamnèse fait partie d’un dispositif et d’un discours, elle participe donc à la détermination de ce qu’on peut savoir, à la prescription des limites du ­dicible et du faisable. Elle participe à la construction d’un régime de vérité. Si c’est ainsi, le fait qu’une grande partie des ­information «recueillies» ne soit d’aucune utilité pragmatique (n’aie aucun impact sur le comportement du soignant), devient marginal. Ce qui importe, c’est le ­rituel, le cérémonial de l’affirmation d’une certaine ­«vérité».

Les sédiments discursifs

Pour décrire l’évolution des discours, Foucault utilisé la métaphore géologique des «couches discursives». Chaque «sédiment discursif» repose ainsi, prend appui sur, se développe à partir des couches inférieures. Comme en géologie on pourra ainsi observer des érosions qui laissent réapparaitre des couches anciennes ensevelies. Mais on pourra aussi observer des lieux de rupture, des failles. Ce sont des lieux où des couches d’âge différent entrent en contact, formant ainsi des formations inédites qui combinent des caractéristiques des deux couches.
C’est ainsi qu’on peut retrouver dans un dispositif donné et dans un discours donné des éléments structurels d’un dispositif antérieur, éventuellement adapté à un nouveau contexte, à des nouvelles exigences etc. L’organisation hiérarchisée d’un hôpital sur un modèle militaire en est un exemple. Non seulement la structure hiérarchique du monde des soins en cadres supérieurs (avec leur compétences stratégi­ques), cadres inférieurs (avec des compétences tactiques), et exécutants (spécialistes du travail de terrain) peuvent être ramenés à des fonctions militaires, mais le discours également suit en grande partie une ­logique similaire: … La métaphore de la guerre est un régime d’énonciation majeur en psychiatrie: combattre une maladie, vaincre des résistances, neutraliser des cognitions dysfonctionnelles, se retrancher derrière un diagnostic; mais aussi résister au ­traitement, certains patients sont considérés comme défensifs et ces défenses il faut les faire tomber.

Les relations entre vérité et pouvoir

Selon Foucault le pouvoir détermine des domaines de la vie comme des objets d’enquête. Il détermine ce qui peut être investigué et ce qu’il ne faut pas questionner. Il limite ainsi les façons possibles d’exprimer son humanité … mais bien évidemment aussi les possibi­lités d’existence des institutions.
Le pouvoir lui-même serait toujours lié à des trans­formations. Il supposerait des domaines de prétention/affirmation et des lieux de résistance. Sans résistance, il ne s’agirait pas de pouvoir. Le pouvoir doit donc prendre appui sur la résistance pour être un pouvoir.
Foucault utilise ainsi régulièrement le terme composé pouvoir/savoir. Il décrit dans ce contexte comme trait dominant des sociétés modernes le développement de surveillances bureaucratiques de la population. Ceci se manifesterait entre autres dans l’essor de groupes professionnels qui [1] revendiquent comprendre les êtres humains, c’est-à-dire des personnes dans lesquelles se condense le savoir, et [2] qui prescrivent les bons comportements, c’est-à-dire par lesquels se manifeste le pouvoir.
Foucault retrace dans plusieurs de ses écrits (p.ex. [1, 4, 5]) ce qu’il appellera «la grande transformation ­durant la période classique», le passage d’un dispositif de pouvoir, l’ancien droit de vie et de mort du souverain, vers une nouvelle forme, le pouvoir de gestion des vies. Transformation qui est partie de la conception du condamné (et finalement aussi des corps humains tout court) comme propriété du roi vers une idée du condamné (et finalement aussi des corps humains tout court) comme propriété de la société. Cette transformation aurait par ailleurs été accompagnée par ­l’essor de la statistique comme discipline d’Etat, et la «découverte» durant l’industrialisation de la population comme ressource naturelle et force économique. On aurait donc assisté à une transition d’une logique de sécurité sur le territoire, vers une logique de sécurité de la population.
Un des corolaires de cette transformation est un ­changement de la logique de jugement. Si l’ancien droit jugeait le crime, l’acte, le fait, le nouveau droit (ne ­pouvant entre autres pas «gaspiller» des corps humains, ressource naturelle) jugeait des responsabi­lités1. Au lieu de se contenter d’une réponse sur la ­question «Qui a fait cet acte?», le nouveau dispositif se devait maintenant de demander aussi «Comment comprendre celui qui l’a fait?».

Un appareil de justification du système

L’anamnèse étant un moyen d’évaluation (au moins c’est ce qui est habituellement affirmé), elle peut suivre (a) une logique de conservation, de confirmation, de préservation d’un état souhaité, ou bien (b) une ­logique de transition, de transformation, de progrès vers un autre état souhaité. Soit on s’assure ainsi «que les choses vont bien», soit on va à la recherche «de ce qui ne va pas». Dans les deux cas, puisqu’on cherche ce qu’on risque de trouver, et ceci sur la base de valeurs à priori, on met en mouvement un appareil de justifi­cation du système, une mécanique qui par l’examen de réalisation des valeurs prédéfinie confirme le primat de ces valeurs mêmes.
Si l’objectif principal est donc une fortification du ­système de pouvoir en place, un objectif intermédiaire est la chasse à l’inadaptation, l’arbitraire, l’anormal, le déstabilisant, l’original, le discrétionnaire. On est là en face d’une logique d’homéostasie plutôt que de ­développement ou déploiement. C’est plutôt la recherche du toujours le même, du retour au bon, le rêve de l’âge d’or.
L’anamnèse peut donc être comprise structurellement comme héritière séculière, à peine médicalisée, de la confession chrétienne. Si la confession est sensée faire la chasse au diable (de celui qui montre, fait découvrir ce qui n’est pas sensé être découvert … parce que cette découverte ébranle la «certitude paradisiaque»), l’anamnèse devient la chasse de ces vérités ­défendues (la folie, le décalé, le à côté de la plaque) qui risque d’ébranler des certitudes fondatrices de la société donnée.

Le panoptique

Le panoptique, appareil d’observation dans une prison idéale imaginé par le philosophe Jeremy Bentham est devenu le prototype iconique pour Foucault du projet des sociétés disciplinaires [4]. Il s’agit d’un arrangement architectural avec un mirador central construit de façon à permettre à un observateur, logé dans ce ­mirador, d’observer tous les occupants des cellules, sans que ceux-ci puissent savoir s’ils sont réellement observés. Ce dispositif créerait ainsi chez eux un sen­timent d’omniscience. On aurait, selon Foucault, un ­façonnage de la perception, la personne placée dans la cellule aurait le sentiment d’être observé, même si elle ne l’est pas. Il s’agirait en conséquence d’un regard en absence d’un sujet qui regarde. Puisque l’animal social qu’est l’humain ajuste son comportement en réponse à la présence de l’autre et de son regard sur lui, on peut s’attendre que ce sentiment d’être observé suffit à produire une autorégulation des comportements.
Il est évident que de nombreux aménagements dans notre environnement habituel utilisent des variations du dispositif de Bentham (vidéo-caméras, radars etc.). Il est encore plus évident que la technique est appliquée dans des institutions particulières comme l’école, l’usine, la caserne et bien évidemment l’hôpital psychiatrique. (Presque) aucun nouvel aménagement ­architectonique dans une structure psychiatrique n’est conceptualisé sans prise en compte de ce principe de panoptique2.
La question qui peut se poser à ce point est de savoir de quelle façon la pratique de l’anamnèse participerait à cet effet de comportement autorégulé. L’anamnèse, est-elle un procédé qui structurellement correspond au panoptique de Bentham et donc à un instrument disciplinaire?
Effectivement dans ce dispositif d’anamnèse, seules les personnes à observer, examiner, inspecter, évaluer ­auront à se révéler. Elles doivent dévoiler et exposer leurs histoires, surtout personnelles, leur histoire de vie et leur façon de la voir. Ils doivent raconter tout ce qui habituellement est de l’ordre de l’intime. Il n’est ­cependant pas prévu par le dispositif qu’ils sachent à priori «à quoi bon» dévoiler ces informations, donner ces renseignements. Leur intimité est sensée devenir visible, sans qu’ils puissent savoir quelle partie de cette visibilité sera réellement vue. Ils ne savent pas quelles informations seront vraiment prises en compte, quels éléments de leur récit vont déclencher des actions cliniques, lesquels cliniquement nécessaires (des vérités pragmatiques), et lesquels sont de l’ordre des vérités ­excessives.
De l’autre côté, on a des personnes qui (potentiellement) observent sans être eux-mêmes observables3. Le clinicien qui prend une anamnèse n’en donnera ­jamais la sienne. Son privé reste inobservable … justement: privé. Il aura la possibilité de voir ou ne pas voir, mais il ne sera en tous cas pas vu. Ou plus précisément: ce qui sera visible, c’est son aspect institutionnel (sa fonction, son titre qui représente la tour d’observation) pas son intimité (son histoire personnelle qu’on peut associer à la personne dans la tour d’observation). Il n’a même pas besoin d’être présent à l’intérieur ni ­d’observer effectivement, pour «faire effet». Le regard possible façonnera la pensée et le comportement de l’observé.
Dans ce sens, peu importe que le clinicien écoute, saisisse, retienne; l’exigence de l’anamnèse, surtout la ­demande d’informations à priori non-utilisables pragmatiquement (les choses qu’on demande, parce qu’on «ne sait jamais …») aura un effet panoptique, un effet disciplinant. L’avantage de l’anamnèse transcrite est par ailleurs, comparé au modèle original du panoptique, de pouvoir agir sans limite de temps. ­L’occupant d’une cellule de la prison de Bentham pourra, au moins théoriquement, réadapter sa perception et son compor­tement une fois relâché.
Le patient qui a donné son anamnèse cependant «saura» que ses vérités excessives restent potentiellement visibles aussi en son absence, restent de surcroit potentiellement visible au monde entier. Le dossier ­informatique est par ailleurs un magnifique potentialisateur de cet effet panoptique.

Deux principes d’organisation de la ­discipline moderne et de l’auto-
discipline

Pour Foucault, l’organisation du dispositif disciplinaire se fait selon deux principes: Premièrement, le regard, exemplifié par le panoptique de Bentham. Deuxièmement, la confession. Dans Du gouvernement des vivants, il problématise le deuxième principe de la manière ­suivante [1]:
Pourquoi et comment l’exercice de pouvoir dans notre société, l’exercice du pouvoir comme gouvernement des hommes, demande-t-il non seulement des actes d’obéissance et de soumission, mais des actes de vérité ou les individus, qui sont sujets dans la relation de pouvoir, sont aussi sujets comme acteurs, spectateurs témoins ou comme objets dans la procédure de ­manifestation de vérité?
Pourquoi le pouvoir demande aux individus de dire non seulement ‹me voilà, me voilà moi qui obéis›, mais leur demande de plus, de dire ‹voilà ce que je suis, moi qui obéis, voilà ce que je suis, voilà ce que j’ai vu, voilà ce que j’ai fait› (…).
La confession fait partie de ce que Foucault appelle les régimes de vérité. Un régime de vérité est ce qui contraint les individus à un certain nombre d’actes de vérité, ce qui détermine les obligations des individus quant aux procédures de manifestations du vrai. Les ­régimes de vérité sont entre autres composés de rituels appelés aléthurgies.
Il s’agit de cérémonies à caractère théâtral, d’un ­ensemble de procédés verbaux et non verbaux des­tinés à manifester le vrai. Selon Foucault il n’y aurait pas d’exercice de pouvoir sans aléthurgie. Toujours dans son cours au Collège de France «Du gouvernement du vivant» [1], il trace différentes formes de ces cérémoniaux partant d’une classification ayant ses ­racines dans l’antiquité. On aurait ainsi trois régimes de vérité.

La véridiction des dieux

Un dieu, on le consulte et on attend sa réponse. La réponse, une fois donnée, est définitive, irrévocable, elle détermine une fois pour toutes. On n’y peut plus rien. Aussi énigmatique que soit cette réponse, il faut faire avec.
La raison de cet état des faits est à rechercher dans la «nature» elle même du dieu. Le dieu voit toute chose, il est donc connaturel aux choses qui sont données à voir. Ainsi, le monde n’est visible que parce qu’il y a dans le regard du dieu une lumière qui habite le regard du dieu. Il est de même avec la parole du dieu, avec ce qu’il exprime, ce qu’il transmet. La parole du dieu est toujours véridique, elle est à la fois une parole qui énonce et une puissance qui prononce. Le dieu ne peut de ce fait pas s’empêcher de dire/voir la vérité.
Dans la tradition antique, la parole du dieu est transmise par la bouche de l’oracle. Une fois qu’il a révélé la vérité, il faut faire avec. Pas moyen de revenir dessus, c’est aux hommes de s’accommoder, de décoder, décrypter, comprendre.

La véridiction des rois et des chefs

L’aléthurgie des rois prend la forme du serment. En ­prêtant serment, ils s’exposent volontairement à la vengeance des dieux. Ainsi, ceux devant qui ils prêtent serment se trouvent obligés de suspendre leurs accusations éventuelles. Le roi n’aura ainsi à se justifier que devant le dieu et les autres devront faire confiance au jugement et la raison (aux raisons) du dieu.

La véridiction de ceux qui servent

L’aléthurgie de l’esclave prend la forme du témoignage. Cette véridiction se déroule en deux phases. Dans une première, le sujet est tenu authentifier son identité. Seulement après qu’on ait pu déterminer son ­identité on pourra s’intéresser dans une deuxième phase à ce qu’il a pu observer, entendre, vivre comme témoin. On doit donc d’abord s’assurer qu’il soit témoin, qu’il puisse être témoin, avant de lui demander le témoignage.
L’aléthurgie de l’esclave est ainsi d’une certaine sorte en antithèse à l’aléthurgie des dieux. La véridiction de l’esclave ne consistera non pas à voir les choses que l’on rend soi-même visibles, mais plutôt à assister impuissant à un spectacle imposé de l’extérieur. Selon Foucault, la vérité du regard de l’esclave témoin s’enracine dans le fait qu’il était là, qu’il a perçu de leurs propres sens. La loi de présence authentifierait ce que peut dire l’esclave. Sa présence (l’être là) devient donc un prérequis au témoignage. Les choses qu’il rapporte ne seront vraies que si on peut être certain qu’il s’agit vraiment du témoin.
Une autre antinomie entre aléthurgie du dieu et ­aléthurgie de l’esclave réside dans le rapport de véri­diction et l’axe du temps. Le dire vrai de l’oracle (voix du dieu) se situe sur l’axe du présent et de l’avenir. Il prend toujours la forme d’une injonction. Il dit ce qui est et ce qui sera. Du à la connaturalité le dieu ne peut faire autrement que de dire ce qui est et ce qui sera, puisque du moment qu’il le dit … c’est. En opposition, le dire-vrai des esclaves se situe entièrement sur l’axe du passé. S’il dit vrai, c’est parce qu’il se souvient. Il ne peut dire le vrai que sous forme du souvenir.

La véridiction du psychiatre

Se pose ainsi la question si ce classement de rituels ­aléthurgiques est applicable aussi dans le contexte de notre pratique psychiatrique. Et en venant tout de suite à l’essentiel: la véridiction du psy face au patient, serait-elle de l’ordre de la véridiction des dieux? Et celle des patients de l’ordre de la véridiction des esclaves?
Rappelons-nous: Un dieu, on le consulte et on attend sa réponse. La réponse, une fois donnée, est définitive, ­irrévocable, elle détermine une fois pour toutes. On n’y peut plus rien. Aussi énigmatique que soit cette réponse, il faut faire avec.
Substituons le terme dieu avec médecin, psychothérapeute, expert etc. et nous ne risquons pas trop déna­turer le discours. Un thérapeute on le consulte, il n’y a pas de doute. On attend sa réponse, sinon, à quoi bon le consulter. Ce n’est que dernièrement que le décret de l’irrévocabilité de la véridiction (grâce aussi à Internet) du thérapeute a été questionnée.
Si le monde n’est visible que parce le regard du dieu est connaturel à la réalité (Il voit, donc c’est) et la parole connaturelle avec la vérité (Il dit, donc c’est vrai), ceci ne peut que rester vrai pour ce qui concerne le médecin, tant que la définition des catégories diagnostiques reste sa prérogative. C’est lui qui dit ce qu’est une ­maladie X … et ainsi elle est. Sa définition de maladie est subséquemment connaturelle avec la maladie ­elle-même. De cette manière, le médecin ne peut pas s’empêcher de dire la vérité.

La véridiction du patient

L’aléthurgie de l’esclave prend la forme du témoignage. Il est ainsi avec celle du patient. La véridiction du ­patient se déroule, comme celle de l’esclave, en deux phases. Dans une première, le sujet est tenu authen­tifier son identité. Seulement après qu’on ait pu déterminer son identité on pourra s’intéresser dans une deuxième phase à ce qu’il a pu vivre … comme témoin.
L’aléthurgie du patient, comme celle de l’esclave, ne consistera donc non pas à voir les choses que l’on rend soi-même visibles, mais plutôt à assister impuissant à un spectacle imposé de l’extérieur. Les choses qu’il ­rapporte ne seront vraies que si on peut être certain qu’il s’agit vraiment du témoin. Et on s’assurera par la suite si nécessaire à travers d’autres témoins que le ­patient/esclave dit la vérité (anamnèse par tierces ­personnes). Le dire vrai du patient se situe bien ­évidemment aussi entièrement sur l’axe du passé, comme celle de l’esclave. S’il dit vrai, c’est parce qu’il se ­souvient. Il ne peut dire le vrai que sous forme du ­souvenir.

L’anamnèse, un examen de conscience

On pourrait par ailleurs reconnaître dans la pratique de l’anamnèse psychiatrique des éléments de la pratique d’examen de conscience chrétienne. Il s’agit d’une enquête sur soi, d’une réflexion ayant pour but d’identifier entre autres l’origine des pensées. Ces pensées sont bonnes ou mauvaises, c’est à dire ­ins­pirées par Dieu ou par le diable dans le cas de ­l’examen de conscience ou occasionnés par une pensée un «raisonnement normal» ou «pathologique». L’en­gagement à se soumettre à cet examen de conscience est considéré comme signe d’engagement dans la ­communauté.

En conclusion

Pour que l’anamnèse soit ce dispositif de pouvoir disciplinaire, il faut que la majorité des informations recueillies soient excessives, et pragmatiquement inutiles.
Pour que ce dispositif maintienne la logique de véridiction de l’esclave, il faut qu’elle prenne surtout la forme d’une investi­gation concernant l’identité du patient. Il faudra surtout savoir qui il est, s’assurer que ses déclaration sur «qui il est» soient ­véridiques. Ce type de véridiction, ce type d’anamnèse, ne ­demandera les informations pragmatiques (ce qui concerne le problème et sa solution) qu’une fois l’identité du patient cernée. Il est évident qu’à chaque nouvelle occasion (chaque hospita­li­sation p.ex.) l’exercice entier devra être répété, incluant la pro­cédure qui consiste à s’assurer de l’«identité» du patient. On va donc refaire l’anamnèse entière et la «confronter» aux anamnèses précédentes.
Pour qu’elle suive la logique disciplinaire, il faudra aussi que la véridiction du patient s’organise selon l’axe du passé. Il ne lui sera par demandé de raconter le futur (ceci est affaire du médecin/oracle/dieu), mais seulement ce qui s’est passé.

Plaidoyer pour une autre véridiction psy

Pour que le rituel aléthurgique qui implique le patient et son ­médecin/thérapeute/soignant soit autre chose que l’expression d’un régime disciplinaire, il faudra
1 que la tâche divine de dire ce qui est (la maladie) soit une tâche partagée. La définition de ce qui est (la maladie) sera le résultat d’un accord entre deux dieux/oracles. Tant que les deux ne disent pas la même vérité (ne sont pas d’accord sur ce qui constitue le problème à traiter) cette vérité n’est pas (encore)
2 que le patient ne dise non seulement la vérité du passé (ce qu’il a vécu), mais aussi une vérité qui se ­situe sur l’axe du futur (ce qu’il aimerait vivre)
3 que l’anamnèse psychiatrique ne porte que sur des choses qui à priori auront une valeur pragmatique, c’est-à-dire des informations qui auront comme ­effet une décision clinique du psy et du patient (p.ex. un accord sur une prescription). Les décisions possibles définiront donc à priori les informations à demander.
Pour que l’anamnèse soit clinique dans le sens de pragmatique, elle se doit donc d’être (a) ciblée, autour d’une (b) définition préalable du problème partagée, et (c) un désir d’un futur spécifique précisé et discuté.
No financial support and no other potential conflict of interest ­relevant to this article was reported.
Professeur Daniele Zullino
Service d’addictologie
Hôpitaux Universitaires
de Genève
Grand Pré 70C
CH-1205 Genève
Daniele.Zullino[at]hcuge.ch
1 Foucault M. Du gouvernement des vivants: Cours au Collège de France (1979–1980). Seuil/Gallimard; 2012.
2 Michel F. Le jeu de Michel Foucault. Ornicar, Bulletin périodique du champ. 1977.
3 Agamben G. Qu’est-ce qu’un dispositif. Rivages; 2007.
4 Foucault M. Surveiller et punir. Gallimard; 1975.
5 Foucault M. Les anormaux. Cours au Collège de France 1974–1975. 1999.