L'étranger, l'hôte et l'ennemi
Comment l’étranger devient-il un ennemi? Tout dépend de la manière dont on considère l’étranger et l’étrangeté.

L'étranger, l'hôte et l'ennemi

Review Article
Issue
2016/07
DOI:
https://doi.org/10.4414/sanp.2016.00430
Swiss Arch Neurol Psychiatr Psychother. 2016;167(07):201-207

Affiliations
Institut für Philosophie I, Ruhr-Universität Bochum, Bochum, Germany

Published on 02.11.2016

Comment l’étranger devient-il un ennemi? Tout dépend de la manière dont on considère l’étranger et l’étrangeté.

Comment l’étranger devient-il un ennemi? Telle est la question centrale de mes réflexions. Je suis convaincu qu’il y a un lien entre les deux figures, mais pas un lien essentiel. Tout dépend de la manière dont on considère l’étranger et l’étrangeté. Dans une première étape, je traiterai donc ce problème. J’y comparerai une forme relative de l’étranger, propagée par la pensée tradi­tionnelle, et une forme radicale de l’étranger, mise en ­lumière par une certaine phénoménologie. Par rapport à tout ordre, l’étranger se révèle être l’extraordinaire par excellence. Dans une deuxième étape, je me réfèrerai à l’hôte comme une figure de passage, située ni en dedans, ni en dehors. Dans la troisième étape, j’atteindrai le point extrême de l’hostilité. L’objectif est de montrer qu’il y a une genèse de l’hostilité, qui n’a pas lieu au-delà du dialogue mais en son cœur, suite à une forme spécifique de refoulement et de refus.1

L’étranger dans les limites de l’ordre

L’étrangeté est à concevoir doublement, à la fois comme une certaine inaccessibilité et comme une ­certaine non-appartenance. D’un côté, l’étranger constitue une région plus ou moins incompréhensible, dont le sens, incarné par des gestes, discours, actions, œuvres et institutions, reste plus ou moins inaccessible. De l’autre côté, la région étrangère est habitée, cultivée et dominée par des groupes, organisés par ­milieux, classes, ethnies, nations ou cultures, dont chaque membre partage les buts, intérêts, droits et ­devoirs des autres. Ces deux types d’étrangeté peuvent être ­caractérisés alternativement en tant qu’étrangeté culturelle et en tant qu’étrangeté sociale, tout en ­gardant à l’esprit que les deux sont étroitement en­chevêtrés.
Traditionnellement, l’étrangeté se présente sous une forme purement relative. Cette relativité, qui doit être bien distinguée du caractère relationnel de l’étranger, s’avère constitutive. D’habitude, celui qui qualifie l’étrangeté de relative ne veut pas uniquement signifier que l’étrangeté renvoie à une propriété toute ­variable, mais qu’elle ne représente rien de plus qu’une phase préliminaire dans le cadre d’un processus ­d’appropriation. Par rapport à l’état de l’appropriation achevée, c.-à-d. à l’état de l’accessibilité et de l’appar­tenance complètes, l’étrangeté se révèle comme un manque pur. Cela rappelle l’étrangeté d’une langue étrangère, que l’on n’a pas encore apprise ou que l’on a désapprise. Pour préserver la relativité de l’étrangeté, il semble suffisant d’insister sur le fait que chaque langue peut être apprise, du moins jusqu’à un certain degré. L’étrangeté se réduirait donc à une appro­priation inachevée.
Pour illustrer les tentatives d’appropriation de l’étranger, je me réfère à deux types d’ordre, à savoir l’ordre global plutôt traditionnel et l’ordre fondamental plutôt moderne. Dans le cadre de l’ordre global, dans le sens du cosmos grecque où chaque être trouve sa place propre et partage le tout avec tout autre être, il n’y a d’étrangeté que dans la mesure où les êtres individuels se détachent les uns des autres ou se séparent du tout d’une manière perverse. La place occupée individuellement et en commun peut être plus ou moins étendue. Il en résulte certaines formes de micro- et de macrocosme qui s’emboîtent de manière concentrique, tels que le foyer (oikos), la commune (polis) et finalement, la métropole (cosmopolis).
La cellule fondamentale de l’oikos ou de la familia ­rassemble tout ce qui, aux temps modernes, est attribuable à la sphère privée, intégrant, étape par étape, les enfants, les femmes, les serfs et ­finalement, les ­esclaves. Les seuls êtres qui restent ­absolument en ­dehors sont les figures d’ombre, telles que les barbares, qui sont privés de raison, ou encore les païens ou ­incroyants, qui sont éloignés de la foi juste; dans notre siècle, ces figures sont redevenues des ennemis de classe ou de peuple. Dans la mesure où il paraît impossible de s’entendre avec ces outsiders, l’étrangeté se transforme en hostilité, l’exclusion en extermination; nous y reviendrons. Cependant, le sage qui prétend que rien d’humain ne lui est étranger ne se sent pas ­inquiété par ces figures hors de civilisation; réduite à un état de privation pure, cette forme d’étrangeté ne porte pas atteinte à la plénitude de l’humain. La différence relative entre le propre et l’étranger semble être surélevée dans une totalité. Bien entendu, toutes ces considérations portent sur la manière d’élaborer des idées et d’en former des ordres politiques ou esthétiques. La réalité historique et culturelle, quant à elle, se présente plutôt comme multicolore et imprégnée d’étrangeté, s’il l’on considère l’institution de l’hospi­talité, les coutumes de pèlerinage, les formes variées d’exil, les représentations religieuses d’un au-delà et ­finalement, les courants soi-disant mystiques qui ­accompagnent les religions dans toutes leurs formes. Néanmoins, la tentative de domestiquer l’étranger et de l’intégrer dans le cadre d’un ordre global a des effets considérables et ce, jusqu’à nos jours.
D’un autre côté, de nos jours, l’ordre global tend à être remplacé par l’ordre fondamental. Celui-ci tire ses origines des individus, chacun d’entre eux disposant d’un intérêt propre et étant incapable d’être intégré dans une globalité. Les représentations d’une vie ­heureuse et les interprétations du cours de choses qui s’y rattachent divergent irrémédiablement.
L’ancienne question «Qu’est-ce que l’Homme?» est prise dans le tourbillon d’une question plus originaire, à ­savoir: «Qui suis-je?». Etant donné que nous ne dis­posons d’aucune réponse générale, notre rencontre avec ­nous-mêmes devient de plus en plus une invention de nous-mêmes. Nous sommes contraints de ­trouver un équilibre entre la liberté individuelle et les lois universelles, sans pouvoir nous fier à une consolation préalable, que nous pouvons, tout au plus, espérer. ­Toutefois, même l’ordre fondamental, qui se restreint à la modeste tâche de garantir la pure coexistence des libertés individuelles sans créer une solidarité concrète, aboutit à une étrangeté purement relative.
Chacun semble être chez soi à titre de première personne, ayant un accès direct à ses propres vécus; ­chacun est, autant que possible, proche de soi-même. Cette condition de la vie toute individuelle a pour effet que, par rapport au pur propre, les autres individus, groupes ou formes de vie et de culture apparaissent comme étrangers. Cependant, cette étrangeté est neutralisée par le fait qu’en tant que sujet raisonnable, ­chacun est équivalent à tous les autres. L’égalisation par la loi doit récompenser la participation à un tout qui manque.
De cette façon, Jürgen Habermas [1] proclame une ­inclusion de l’Autre. Cette inclusion des autres en tant que différents, s’oriente vers une communauté morale, qui est présumée être purement inclusive parce qu’elle n’exclut personne qui est dans son bon sens. «L’accès ­illimité au discours» est garanti pour chacun; chacun se délivre lui-même son billet d’entrée tant qu’il ­argumente. De la même manière que le cosmos aristoté­licien n’a pas de dehors, l’univers du discours na pas d’outsider. L’ancienne devise «Chacun pour soi et ­Dieu pour tous» cède la place à la version sécularisée «Chacun pour soi et la raison pour tous». Cette ­variante ­moderne de la raison n’est elle non plus ­contaminée par quelque chose d’étranger.
L’introduction des droits universels, la proclamation des droits de l’Homme et la création des instances ­intervenant dans les conflits publics au titre de tiers ont sans nul doute des mérites incomparables. Pourtant, l’élargissement du point de vue de l’universel jusqu’à un point de vue universel et sa transformation en une vision universaliste se heurtent à de graves ­obstacles.
Celui qui invoque une «communauté morale» se réfère à un ‹nous› qui, tout comme le ‹nous› en général, ne doit être confondu ni avec un ensemble des ‹moi›, ni avec un moi collectif. D’après ladite conception, le lien social résiderait dans la prétention à la raison, partagée par nous tous; cette prétention ré-émergerait sans cesse et ne cesserait pas tant qu’il y aura des êtres «qui ont un logos». Un minimum de participation subsiste donc, faute de quoi le ‹cum› de la com-munication ­n’aurait pas de sens. C’est précisément ce ‹cum› qui nous permet de dire ‹nous›. Toutefois, il est également indubitable que c’est moi (ou un autre participant) qui dit ‹nous›: nous hommes, nous femmes, nous érudits, nous normaux, nous chrétiens, nous Allemands, nous Européens, nous Africains ... nous Hommes. Comme nous le savons, il y a un ‹nous› exclusif et un ‹nous› ­inclusif, suivant que le destinataire du discours est ­inclus ou non. Le ‹nous› de l’humanité, suggéré par les uni­versalistes, serait purement inclusif, sachant qu’il n’y aurait pas de destinataire qui n’en serait pas.
Mais qui serait capable de prononcer ce mot ‹nous›? L’idée d’une humanité, qui prononcerait le ‹nous› d’une seule voix tout en transformant le dialogue entre les individus, peuples et cultures en un gigantesque ­monologue, fait partie des totalités illusoires qui ne sont plus en discussion. Le dia du dialogue serait ­absorbé par un logos sans fissures. Cependant, ce qui échappe à cette totalité, c’est la voix de la loi, et à plus forte raison la voix de l’Autre.
L’écoute de la voix de l’Autre ne se laisse certes pas ­extorquer par des arguments, mais elle ne se produit pas à notre gré. Même lorsque nous nous bouchons les oreilles, nous continuons à écouter, même le Weg­hören est une manière de Hinhören. L’entrée dans le dialogue n’équivaut pas à un coup à l’intérieur du ­dialogue, pour autant que l’on hypostasie le ‹nous› et prenne la communicabilité comme fait ­accompli. Il se profile donc une sorte d’étranger, qui ­signifie plus que la différence relative au sein d’un ordre donné et plus qu’une phase relative au sein d’un ordre naissant.

L’irruption de l’étranger

Contrairement aux formes relatives, la forme radicale de l’étrangeté se caractérise par le fait qu’elle ne peut pas être réduite à quelque chose d’autre. L’étranger ­radical ne serait donc ni une modification, un ana­logon ou un reflet du propre, ni une partie pouvant être intégrée dans un tout compréhensif, ni un cas ­particulier qui pourrait être subordonné à une loi ­universelle.
Autrement dit, l’étranger radical ne se ­résume pas à un manque à écarter, mais il joue plutôt un rôle ­constitutif, inhérent aux ‹choses mêmes› et touchant aux ­‹racines des choses›. En utilisant le mot ‹radical› au sens ­littéral, j’évite des termes douteux comme ‹tout autre› ou ‹absolument autre› sans me borner au sens modéré et quotidien du mot ‹étrangeté›.
L’étranger radical émane d’une expérience de l’étranger (Fremderfahrung) qui, déjà chez Husserl, prenait une figure paradoxale. Il incarne l’accessibilité de ce qui est originellement inaccessible [2]. Cette formule, que j’ai souvent employée comme Leitmotiv, est à compléter par celle de la non-appartenance dans l’appartenance. Cette double forme paradoxale a pour effet que l’expérience de l’étranger se révèle comme une impossibilité vécue, autrement dit, comme une sorte de surréel faisant éclater l’espace de nos possibi­lités, tout en se dérobant aux conditions de possi­bilité ­nécessaires et aux attentes normales. Les questions tra­ditionnelles, visant l’essence des choses ou les conditions de possibilité d’un objet empirique, échouent.
Qu’est-ce que l’étranger? Une telle question présuppose déjà un certain cadre de détermination; comme Nietzsche le constate, c’est toute la métaphysique qui sommeille dans cette simple question. De même, dès que nous nous demandons quelles sont les conditions de possibilité de l’expérience de l’étranger, nous la ­soumettons à la formalité d’une armature de raison que même le phénomène le plus étranger ne pourrait récuser. Tout au plus, l’étranger serait un X indéterminé, rien de plus donc que le reste irrationnel laissé par une rationalisation irrésistible.
Abstraction faite des grilles philosophiques qui gênent le regard, presque tout le monde a tendance à confon­dre spontanément l’étranger avec l’inconnu ou avec l’incompréhensible, c’est-à-dire avec ce que nous ne connaissons pas ou n’entendons pas encore, mais que nous pouvons nous approprier sous des conditions convenables. Cela nous ramène à une espèce d’étrangeté purement préliminaire et relative.
En réalité, l’étranger radical se met en scène d’une ­façon assez différente: il nous envahit par interruption. En témoigne le traumatisme qui précède chaque ten­tative d’y réagir, de l’influencer ou de s’en débarrasser, puisqu’il surgit comme un commencement irrécupérable, comme une sorte d’initiation. De plus, l’étranger radical apparaît comme un excédant, comme l’inappréhensible dans l’apprentissage, comme quelque chose qui s’accroît au fur et à mesure que nous nous en ­approchons et que nous en comprenons davantage. Il y a l’étonnement basé sur l’ignorance curieuse, mais il y a aussi l’étonnement de quelqu’un qui se reconnaît bien dans les choses, sans pouvoir toutefois se défaire du sentiment que même le plus familier lui échappe, tout en résistant à la compréhension.
L’étrangeté s’intensifie au fur et à mesure que l’expérience s’accroît, ce qui vaut non seulement pour les ­relations personnelles, mais aussi pour les contacts ­interculturels et pour la recherche, l’art et la religion. Il en est ainsi tant qu’on résiste à la pression de nor­malisation. Celle-ci ne se fait pas attendre. L’étrangeté risque d’être absorbée par la routine, par le fonction­nement des dispositifs techniques ou simplement par les effets assoupissants de l’ennui. De la même manière qu’on fait la dis­tinction entre une naïveté première et une naïveté secondaire, il est possible de distinguer une étrangeté première et une étrangeté secondaire, en d’autres termes, l’étrangeté qui commence et celle qui se répète et s’intensifie.
Nous nous approchons d’un motif découvert par Freud, par exemple, dans la cure de l’homme aux loups [3]. Les fantasmes et les symptômes névrotiques de ce ­sujet renvoient à sa préhistoire, où le petit enfant avait ­assisté aux coïts de ses parents, ce qui constitue une expérience traumatique se distinguant d’autres for­mes d’expérience par son caractère particulier d’être saisissable seulement après-coup, sous la forme de Nachträglichkeit. Ce sont de telles expériences prématurées et traumatiques que Freud qualifie de scènes originaires. D’une manière analogue, nous parlons des scènes originaires de l’étranger. De telles scènes originaires correspondraient à des scènes que quelqu’un ­subit avant de savoir qui il est et qu’est-ce qui lui arrive. Cette qualification inclut certains traits que nous attribuons à l’étranger: le caractère autochtone qui ne se laisse pas dériver d’ailleurs, l’après-coup qui nous lie aux origines insaisissables et finalement, l’aspect de violation sans lequel le discours de l’étranger glisserait facilement vers l’inoffensif, la pure érudition ou simplement le sensationnel.
Rappelons-nous les douleurs de l’enfantement qui, ­selon Platon, accompagnent toute connaissance nouvelle. Rappelons-nous également que, selon Nietzsche, toute formation de mémoire a quelque chose de ­douloureux: «On marque une chose au fer chaud pour qu’elle persiste, car seul ce qui ne cesse de faire mal persiste dans la mémoire [4].» C’est en raison de ces ­aspects précaires, dangereux et violents qu’on se défend opiniâtrement contre le phénomène d’étrangeté, même à l’aide d’interprétations philosophiques.

L’hôte: l’étranger sur le seuil

Ce qui nous intéresse avant tout, c’est le lien entre étrangeté et hostilité. Pour éviter les grands schismes, les alternatives fatales, mais aussi les illusions pacifistes, je ferai un détour, en intercalant la figure de l’hôte et l’institution de l’hospitalité. L’hôte représente une figure de passage, évoquant les rites de passage.
On s’aperçoit que même le vocabulaire dont les langues occidentales disposent pour désigner cette figure est assez changeant. En grecque, xenos/xenē signifie l’étranger/ère (der/die Fremde), et désigne en outre ­celui/celle qui est reçu(e) comme hôte (Gast) et celui/celle qui le/la reçoit comme hôte (Gastgeber). Il apparaît que l’hôte, venant du dehors, est l’étranger/ère par excellence [5]. Le latin va plus loin. Il y a non seulement une affinité entre hostis et hospes, tous deux désignant l’étranger/ère et l’hôte au sens double, mais la signification de hostis s’étend jusqu’à l’ennemi et l’adversaire. Tout se déroule comme si l’étranger était l’ennemi ­potentiel. Qu’est-ce qui a la priorité: l’étranger, l’hôte ou l’ennemi? Évidemment, ce n’est pas une pure question de définition; celui qui répond à cette question prend position.
Revenons-en donc au fait. Georg Simmel, dans sa ­fameuse digression sur l’étranger [6], définit l’étranger de groupe comme quelqu’un «qui arrive aujourd’hui et reste demain». L’auteur, un Juif allemand dit assimilé, ne doute pas que l’étranger, pour autant qu’il reste, manque aux règles d’hospitalité normales. Toutefois, ce bref texte remet précisément en question l’assomption qu’une telle normalité existe sans réserve. Comme le potenziell Wandernde, correspondant à quelqu’un qui est toujours potentiellement en route, l’étranger se présente comme un élément de groupe tout à fait extraordinaire. Son appartenance au groupe inclut «un dehors et un vis-à-vis» par rapport à ce même groupe. Dans le même esprit, j’ai parlé d’une non-­appartenance dans l’appartenance. C’est cette appar­tenance incomplète qui caractérise le statut de l’hôte. Celui-ci fait un séjour dans la maison, la ville ou le pays des autres, sans y habiter au sens strict du terme. L’hôte est chez soi chez l’autre. A l’instar des réfugiés de nos jours, l’hôte c’est l’étranger placé sur le seuil, n’étant ni tout à fait à l’intérieur, ni tout à fait à l’extérieur. Cette appartenance brisée implique des aspects locaux et temporels correspondants. L’hôte est ici et ailleurs, il est déjà là où il sera demain ou bientôt.
Nous connaissons cette inquiétude que ressent le visiteur sur le point de partir, auf dem Sprung, comme nous disons en allemand, et nous sommes enclins à mettre fin à l’inconfortable de cette présence en sursis par des ­formules telles que: «Asseyez-vous» ou «Prenez place».
Ensuite, prise comme institution, l’hospitalité représente une para-institution. L’hospitalité ne s’institue ­jamais sur son terrain propre; elle est comme greffée sur une demeure normale, qu’il s’agisse de la maison familiale, du village d’une ethnie, de l’espace public d’une cité ou du terrain d’un pays. En même temps, l’hospitalité ébranle la normalité, bien qu’elle s’en nourrisse comme le parasite (parasitos) qui reçoit sa nourriture (sītos) de la table d’hôte. Car l’hôte cesserait d’être ce qu’il est s’il était complètement intégré au groupe qui l’accueille. L’hôte reçoit toujours plus que ce qu’on lui doit. Ainsi, l’hospitalité n’est pas seulement placée à côté de la normalité, mais aussi au-dessus d’elle. L’hôte est un Störenfried, qui désigne littéralement quelqu’un troublant la paix; c’est quelqu’un qui nous gêne comme Levinas le dit de l’étranger en ­général. Et lorsque Derrida réclame que l’hospitalité soit ­inconditionnelle, il ne parle pas comme un moraliste, mais comme un phénoménologue [7]. En effet, l’hospitalité complètement soumise aux conditions supposerait que l’hôte, venu du dehors, participerait de plein droit au groupe qu’il visite, ce qui n’est pas le cas.
Cela ne signifie pas qu’il n y a aucune condition de l’hospitalité. A titre d’exemple, il est certes vrai que ­celui qui ­reçoit l’autre doit être en possession d’un lieu où il peut l’inviter et le recevoir, mais cela veut dire qu’il y a quelque chose d’inconditionnel, excédant les conditions normales. Comme l’étranger en général, l’hôte est plus qu’un membre normal du groupe, ou alors il est moins qu’un tel membre, mais ce qu’il n’est jamais, c’est simplement quelqu’un(e) parmi d’autres.
Finalement, ce qui nous étonne, c’est le glissement de sens entre l’hôte qui reçoit et l’hôte qui donne. Le grand linguiste français Émile Benveniste explique cette oscillation de la manière suivante: les droits ­accordés aux citoyens romains sont étendus aux hôtes étrangers dans l’attente que les Romains soient traités de la même manière lorsqu’ils visitent le pays des autres [8]. Je ne crois pas que cette perspective légale ou quasi-légale suffise pour saisir ce qui s’y passe. Il faut aller plus loin et se figurer que dès que l’hôte arrive sur le seuil qui sépare le propre de l’étranger, l’hôte qui le reçoit n’est plus tout à fait Herr im eigenen Hause, comme le dit Freud.
D’une certaine manière, l’hôte donne ce qu’il ne possède pas, parce que le propre et la propriété sont remis en question par la demande de l’autre. C’est pourquoi la figure de l’hôte ne se cantonne pas à un certain rôle institutionnel, elle préfigure l’étrangeté et l’altérité ­radicale, en dépassant les limites de tout ordre donné. L’hospitalité est un phénomène de passage qu’on ne peut pas contourner, bien qu’on puisse y répondre de différentes manières. Il paraît que la transformation de l’étranger en ennemi passe par la figure de l’hôte. L’ennemi, ce serait donc l’hôte en tant que personne ­refusée et refoulée.

L’ennemi: l’étranger de l’autre rive

Pour dissiper la brume idéologique qui recouvre les ­régions de l’hostilité et de l’inimitié, il faut passer d’une ontologie à une généalogie de l’inimitié. Les questions telles que «Qu’est-ce qu’un ennemi» ou «Qui est mon ennemi?» doivent être remplacées par la question préliminaire «Comment devient-on l’ennemi?». Il s’agit là d’une question assez vaste, dont je ne peux que choisir quelques facettes.
Comme point de départ, prenons le fameux aphorisme de Pascal: «Pourquoi me tuez-vous? – Eh quoi! Ne ­demeurez-vous pas de l’autre côté de l’eau? Mon ami, si vous demeuriez de ce côté, je ­serais un assassin, et cela serait injuste de vous tuer de la sorte; mais puisque vous demeurez de l’autre côté, je suis un brave, et cela est juste.» [9, 10]. Ce qui est remarquable dans ce bref échange, c’est que je me sens interpellé par l’autre avant que je ne l’interpelle moi-même: «Pourquoi me tuerez-vous?». Ce qui est exprimé dans l’énoncé général «chaque moi est l’ennemi et ­voudrait être le tyran de tous les autres» [11] est déjà le produit de ce que l’on pourrait qualifier de laboratoire de l’hostilité. «Mon ami, si vous demeuriez ...» Dans la réponse formulée par-dessus l’eau, l’ennemi est apostrophé comme un ami, mais comme un ami conditionnel. La condition qui nous empêche d’être des amis, c’est une ligne de ­séparation: la rivière ou la montagne comme les Pyrénées. C’est littéralement la rive qui fait le rival. Par ­opposition au seuil que l’on peut traverser, la ligne de l’inimitié est l’expression d’un aut aut: ou bien de ce côté, ou bien de l’autre. Celui qui n’est pas avec nous est contre nous. Le reste n’est rien de plus que la tiède neutralité d’un observateur qui évite le conflit au lieu de le surmonter. Pourtant, comme le ­dénote le langage, l’hostilité et l’inimitié restent liées à l’hospitalité et à l’amitié; elles en préservent une ­certaine ­mémoire, si obscure soit-elle.
Mais d’où surgit l’hostilité ou l’inimitié? Elle a certainement différentes origines. L’une d’entre elles est étroitement liée à la question de l’ordre d’où nous sommes partis. Sur le terrain d’un ordre donné, il y a des conflits de toutes sortes: la jalousie familiale ou amoureuse, la concurrence ­économique, la rivalité politique, le litige juridique, le concours scientifique, la querelle linguistique, la lutte pour une hégémonie culturelle et, last but not least, le conflit entre les religions.
Les grandes passions culturelles, décrites par Kant comme les passions de la cupidité, de la domination et de l’ambition, sont des sources permanentes de conflits entre les hommes. Mais tant qu’on ne quitte pas le terrain de l’ordre commun, on rencontre des ­adversaires, pas des ennemis; en allemand, il est question de Gegner, pas de Feinde. L’adversaire se définit par le fait que ce que nous disons, faisons, désirons, pensons ou croyons diverge d’un individu ou d’un groupe à l’autre. Ce qui diverge, ce ne sont pas seulement des perspectives ou des points de vue concernant le sens; ce qui se heurte, ce sont en dernière analyse des alternatives concernant la réalisation du sens, y compris l’inauguration d’un ordre nouveau. Penser ­autrement, pour citer Michel Foucault, cela signifie aussi penser pour et contre: contre moi-même, contre les autres, contre les ancêtres, contre les traditions – ou, comme on l’a reproché à Socrate, croire à des dieux autres que ceux de la cité. Cette contingence au cœur de l’ordre s’oppose à toute harmonie préétablie.
Tous ceux qui tentent de ­savoir comment on comprend l’autre ou comment on s’entend avec l’autre peuvent certes être des hommes et des femmes de bonne volonté, mais leurs efforts sont trop inoffensifs pour faire face à l’expérience de l’étranger, et donc aussi à l’expérience de la violence hostile. Dans la ­Critique de la raison pure, Kant parle d’une apparence transcendantale qui ne cesse de nous tromper en nous faisant miroiter une connaissance au-delà des limites de l’expérience. Il me semble qu’en passant au niveau d’une critique de la raison culturelle et interculturelle, nous devons lutter contre une apparence herméneutique qui ne cesse de nous tromper en nous faisant miroiter une harmonie au-delà des conflits de la pratique.
Néanmoins, l’adversaire n’est pas l’ennemi.
Comment se fait-il donc que l’adversaire se transforme en ennemi? D’abord, il faut reconnaître que l’adversaire ne se réduit pas complètement à ce qu’il dit ou fait. Pour reprendre des termes de Levinas, la relation à l’adversaire se joue au niveau du dit, pas au niveau du dire [12]. Par conséquent, rien ne m’empêche de dire non à ce que l’autre dit et fait, sans que je dise non à ­autrui comme tel. Dire non à autrui comme tel, cela veut finalement dire l’anéantir. Le non relatif de la ­parole tourne au néant absolu de la violence. Ce ­passage pernicieux de l’adversaire à l’ennemi, marqué par une rupture, se prépare au milieu de la parole, il se prépare pour ainsi dire en plein sens. Ceci se passe de telle façon que l’autre, en tant qu’adversaire, se trouve réduit à ce qu’il dit et fait. Par conséquent, il ne se ­réduit pas forcément à un «instrument animé» comme l’esclave, selon la ­définition aristotélicienne; employé comme un précepteur, il peut se réduire à un fournisseur de sens, à une valeur culturelle. L’esclave a son prix, mais n’a pas de dignité au sens de Kant. Tout ce qui a un prix peut être utilisé, jeté dès qu’il cesse d’être utile et détruit dès qu’il devient dangereux, comme l’ennemi chez John Locke.2
L’ennemi, c’est l’adversaire sans repère. Au lieu de se ­situer simultanément à l’intérieur et à l’extérieur de l’ordre, l’autre se fend ou se scinde. En tant qu’ami, à ­savoir en tant qu’alter ego, il se situe à l’intérieur; en tant qu’ennemi, à l’extérieur. Pour ­reprendre le paradigme pascalien, l’autre amical demeure de ce côté, l’autre hostile demeure de l’autre côté. Cela signifie également que l’hostilité ou l’ini­mitié résulte d’une ­définition purement négative. ­L’extraordinaire qui surpasse l’ordre donné dégénère en désordre, en tant qu’état de privation. C’est de là que naissent les grands divorces, produisant une série d’ordres binaires: la ­raison contre la violence, les gens raisonnables contre les barbares, les chrétiens ou les ­islamistes contre les incroyants, les civilisés contre les sauvages, les gens de loi contre les hors-la-loi ou simplement, les gens fonctionnant contre les gens tournant au dysfonction­nement.
Ce manichéisme ­social se perpétue jusqu’à présent, telle la croisade de la liberté contre le terrorisme, la lutte des Etats honnêtes contre les Etats voyous, etc. Mais après tout, il existe quelque chose comme la ­vengeance de la violence et de l’hostilité. L’exclusion d’autrui et l’exclusion de l’autre culture retombent sur l’instance d’exclusion. L’hostilité à l’autre inclut une hostilité à soi-même, tout comme l’hostilité externe inclut ­l’hostilité interne.
Comme nous le voyons tous les jours, même en Afrique, il y a tant de conflits intra-culturels et tant de guerres que l’on pourrait qua­lifier de préciviles, ­précédant la formation d’une ­citoyenneté. La psy­chanalyse de la violence et de la haine a contribué à éclaircir cet enchevêtrement ori­ginaire, démontrant que même les liens familiaux peuvent se transformer en chaînes et que même le foyer de l’amour familial peut se transformer en foyer de la haine familiale. Face à une certaine dégénération de la famille bourgeoise en Europe, Karl Kraus a parlé d’une espèce de Familienbande, désignant à la fois des liens et des bandes de ­famille. L’intériorisation de ­l’hostilité semble être un trait commun de toute hos­tilité, mettant des individus contre des individus, des groupes contre des groupes.
Il faut malgré tout admettre que la genèse de l’hostilité se distingue d’une culture à l’autre. On pourrait dire: tant d’ordres, tant d’étrangetés et aussi, tant d’hostilités. Chaque type d’ordre dispose de mécanismes spé­cifiques pour produire des images et des concepts ­d’ennemi. C’est l’œuvre d’un imaginaire social au sens de Cornélius Castoriadis, mais d’un imaginaire noir et destructeur. Il y aurait beaucoup à dire au sujet de tels mécanismes de Feindbildung; je me restreins à quelques suggestions, toujours liées à la même conception de l’ordre. Dans les sociétés traditionnelles, c’est une hostilité ethnocentrique qui prédomine. L’ennemi est celui qui met en question la forme de vie héritée par le seul fait qu’il est différent. Même la tentative de comprendre l’étranger viole un tabou.
Dans les sociétés qui ont appris à se mettre en question, comme c’est le cas dans la Grèce classique, l’hostilité s’élève au niveau d’une hostilité cosmocentrique. Nos ennemis sont non seulement nos propres ennemis, mais ils sont également les ennemis du vrai logos et du vrai ethos. L’ordre global, fondé sur la nature, ­admet des «ennemis par nature» [13], analogues aux «esclaves par nature» [14]. Cette hostilité naturelle fait partie de l’ombre jetée par la lumière de la raison.
Les temps modernes sont devenus plus modestes. ­Réduit aux seules conditions nécessaires, l’ordre ouvre le champ à une pluralité des convictions, des opinions et des conduites. Ce qui reste, c’est une forme amoindrie d’hostilité légale, dirigée contre les ennemis de la démocratie, de la loi, de la ­liberté et finalement de l’humanité, et conduisant à des monstres juridiques comme la prison de Guantanamo. Mais comme nous l’avons déjà montré, l’humanité n’équivaut pas à un ‹nous› sans limites, capable de se représenter lui-même et de parler en son propre nom. Il s’agit toujours d’une instance particulière qui prétend parler pour ‹nous tous›, généralement sans avoir demandé notre assen­timent. L’humanité vécue est plurivoque, l’humanité univoque est une idée fixe. Pour cette raison, le globalisme du ‹monde libre’ reste un foyer d’hostilité.
Finalement, il faut garder à l’esprit que les différents ordres, dont nous n’avons que tracé une esquisse grossière et restreinte, ne se succèdent pas uniquement sur un axe diachronique, mais sont également répandus sur un plan synchronique ou plutôt hétérochronique. Les civilisations ne s’entrechoquent pas comme des boules de billard, elles sont enchevêtrées et entre­lacées sous de multiples formes. Cela n’exclut pas que l’absence d’une horloge culturelle centrale ait ses effets sur le débat et sur le conflit entre les cultures. Lorsque des guerres de toutes sortes éclatent, on ne lutte pas au même niveau et on ne s’affronte pas à armes égales. Sous cet angle, il faudrait faire la distinction entre une hostilité chaude, dominée par une violence charnelle, directe et immédiate, et une hostilité froide, s’opérant indirectement à l’aide d’un arsenal technique immense; ce faisant, il faut tenir compte du fait que même l’hostilité chaude s’appuie de plus en plus sur une technologie raffinée. Dans tous les cas, par rapport aux dommages soi-disant collatéraux causés aux ­victimes, l’hostilité gelée ne cesse d’être une hostilité violente, provoquant des réactions assez chaudes du côté des attaqués et des répercussions attardées du côté des attaquants.
La normalisation de l’hostilité, soutenue par la technique et aussi par les médias, risque de nous faire oublier l’excès affectif qui guette au fond de la violence [15]. Elle nous fait oublier le ­paroxysme de la violence, ainsi que la haine qui ne cherche pas seulement le profit aux dépens de l’autre, mais aussi la mort de l’autre. La haine, en tant que ­passion, calcule aussi peu que l’amour, même si la ­machinerie de violence mise en marche est maintenue par des calculs précis.
C’est un grand parcours qui nous a conduits de l’étranger à l’ennemi, en passant par la figure de l’hôte. Il me semble qu’il ne faut pas perdre de vue cette constellation et toute l’ambivalence qu’elle abrite. En somme, l’hostilité est bien plus qu’une compréhension ou une reconnaissance manquée, elle équivaut à une étrangeté refoulée et à une hospitalité refusée.
Faire attention à l’autre sous toutes ses formes, c’est s’apercevoir que nous sommes déjà partis de l’autre avant d’avoir fait le premier pas. L’expérience de l’étranger, c’est une expérience à rebours.
No financial support and no other potential conflict of interest ­relevant to this article was reported.
Prof em Dr Dr h.c.
Bernhard Waldenfels
Isabellastrasse 23
D-80798 München
bernhard.waldenfels[at]ruhr-uni-bochum.de
 1 Habermas J. Einbeziehung des Anderen. Frankfurt: Suhrkamp, 1996.
 2 Husserl E. Cartesianische Meditationen und Pariser Vorträge
(Hua III), Den Haag: Nijhoff; 1950. p. 144.
 3 Freud S. Aus der Geschichte einer infantilen Neurose (GW XII). ­London: Imago; 1947.
 4 Nietzsche F. Généalogie de la morale. 2ème section, aph. 3.
 5 Waldenfels B. «Das Phänomen des Fremden und seine Spuren in der klassischen griechischen Philosophie» dans Jostes B, ­Trabant J, éd., Fremdes in fremden Sprachen, München: Fink; 2001.
 6 Simmel G. Soziologie (GA 11). Frankfurt: Suhrkamp; 1989.
 7 Derrida J. De l’hospitalité. Paris: Calmann-Lévy; 1997.
 8 Benveniste É «Don et échange dans le vocabulaire indo-européen», dans Problèmes de linguistique générale, vol. I. Paris: Gallimard; 1966.
9 Levinas E. Autrement qu’être ou au-delà de l’essence. Den Haag: Nijhoff; 1974, ch. II.
10 Waldenfels B. Idiome des Denkens. Frankfurt: Suhrkamp; 2005.
Ch. 11.
11 Pascal B. Pensées (dans Œuvres complètes, éd. L. Lafuma).
Paris 1963, fragm. 51.
12 Pascal B. Pensées (dans Œuvres complètes, éd. L. Lafuma).
Paris 1963, fragm. 597.
13 Platon. Rép. 470c.
14 Aristote. Politique, livre I.
15 Waldenfels B. Hyperphänomene. Loc. cit., ch. 11: «Meta­morphosen der Gewalt».